Welc' here, lost kid
This is your new wonderland
T
out est différent, évidemment. C'est stupide, ridicule, elle le savait pourtant très bien. C'est le sens commun, c'est
logique ; le Japon, c'est pas la France. L'architecture déjà, puis les gens, les visages, les attitudes ; les arbres aussi, ces magnifiques, quoi, cerisiers, en fleurs. Avril n'aime pas spécialement le rose, mais cette vision a quelque chose d'enchanteur, de
magique ; un peu comme cette seconde chance.
Sans attache, jetée d'un foyer à l'autre, dans les yeux de ces civilisés qui ne pouvaient comprendre la barbare, elle regardait ce nouvel univers, ce nouveau
wonderland, avec autant d'appréhension que d'admiration.
Elle connaissait un peu la culture japonaise, à travers les mangas tout d'abord. Elle adorait ça, dévorait ça par tonnes ; quoiqu'elle devait voir quand il y en avait à la bibliothèque, en général (oui, Avril dans une bibliothèque, oui, vous ne rêvez pas), ou sur internet. Puis son maigre argent de poche (autrement dit, ce qu'elle piquait) passait là dedans. Après, elle avait un peu appris de cette culture depuis trois ans, grâce, notamment, aux cours de japonais. Ça aide, d'avoir un jap' pour père adoptif ; ça aide qu'il vous prépare considérablement à... un changement d'horizons radical, disons. Elle n'avait jamais rien connu concrètement, rien d'autres que la fuite incessante et la solitude pesante, alors au fond, elle n'avait pas peur du mal du pays. Sauf pour les babybels, peut être. Elle espérait que cet « autre bout du monde » soit finalement l'éden qu'elle avait tant désiré, qu'elle y trouverait enfin une vie meilleure. Elle espérait, même si c'était fébrilement, même si c'était craintivement. Elle en avait assez d'avoir mal, elle voulait tellement rêver.
Cela faisait pourtant deux ans que sa vie allait bien mieux. Elle n'était plus seule, elle avait un logis, pas quarante six temporaires, et elle recevait même de l'attention ! Elle avait enfin un
but, une
motivation ; pendant ces deux dernières années, elle avait travaillé comme une folle sur l'apprentissage du japonais – qui était toujours loin d'être parfait, mais elle pourrait au moins se débrouiller dans la vie de tous les jours. Puis était arrivé ce jour où Sora, son
père adoptif lui avait parlé de sa famille ; une femme, deux fils, une petite vie bien rangée. Puis elle. Avril n'avait toujours pas compris
pourquoi, elle était incapable d'imaginer la raison pour laquelle il s'était intéressé à elle, pour laquelle il s'était mis à
l'aimer. Pourquoi il l'avait adoptée. En vérité, elle aurait aimé comprendre, quoiqu'elle se disait qu'elle devrait juste profiter et pas faire chier. Il n'empêche, la question la taraudait réellement.
Puis, même si elle ne l'avait jamais exprimé explicitement (pas même en pensée), elle était inquiète de savoir si cette famille l'accepterait ; si cette femme et ces deux enfants ne la rejetteraient pas, eux aussi. Dans sa tête, c'était un peu une photo de famille que l'on voit dans les maisons heureuses, avec le papa, la maman, les deux petits garçons souriants ;
elle était si loin de la réalité. Mais comment imaginer ? Elle avait beau avoir passé sa vie à imaginer, à se construire en fantasmes, elle ne pouvait se figurer une famille déchirée qui n'arrivait pas à s'aimer ; elle avait peur de faire tâche dans ce portrait bien parfait qu'elle se figurait.
Et elle souffla, et ce pour la cinquante deuxième fois.
Celle-ci non plus ne passa pas inaperçue auprès de l'adulte qui lui lança un regard, au volant. Elle savait pourtant qu'elle ne rencontrerait que Faith, le plus âgé des frères, mais elle était horriblement stressée.
«
Je t'avais dit de dormir un peu plus, pourtant. »
Un sursaut, léger mais tout de même, et son regard azur se posa sur le léger sourire, légèrement dépité peut être, de l'adulte assis à sa droite. C'était marrant d'ailleurs, les volants à droite... pas habituée.
Encore une différence. Elle papillonna des yeux, comprenant qu'il prenait son soupire pour de la fatigue, et haussa un peu les épaules, tentant vainement de s'enfoncer dans son siège. Depuis leur départ, ils parlaient exclusivement japonais, pour commencer à la mettre dans le bain ; et son regard ne cessait de dévorer avec avidité les enseignes pleines de kanjis. Elle était satisfaite, d'ailleurs, de constater que bien peu d'écriteaux échappaient à sa traduction.
Fatiguée ? Elle l'était un peu, il est vrai ; mais les nerfs la tenaient bien éveillée, alors il n'y avait aucun souci à se faire, vraiment. Son regard se porta à nouveau à l'extérieur de l'habitacle, alors qu'elle observait, encore, les cerisiers en fleurs. C'était la saison, pour ça ;
avril, bientôt la rentrée scolaire. Et dire que l'année était en cours, en France... Elle se réprimanda mentalement ; plus question de penser à ce pays, elle était
au Japon, et tout comparer tout le temps ne l'amènerait à rien (même si, honnêtement, elle savait très bien qu'elle réitérerait). Se mordant la lèvre, elle se racla la gorge, tentant à nouveau de s'enfoncer dans son siège (elle finirait par comprendre qu'elle ne pouvait pas fusionner avec la bagnole, quelques furent ses efforts), et Sora comprit qu'elle cherchait ses mots. Elle n'avait pas beaucoup parlé, pendant tout le trajet (de treize heures, quand même), et l'entendre prête à se jeter à l'eau devait être un soulagement pour lui.
«
Et, euh... Faith, c'est ça ? », question rhétorique, elle n'arriverait jamais à oublier ce prénom qui, comme '
Sora', symbolisait sa
famille, «
il est, euh... il est comment ? »
Sans doute comprît-il immédiatement que ce n'était pas la fatigue qui l'avait fait soupirer quelques instants plus tôt, et il reporta à nouveau son attention sur la route, tandis que le feu passait au vert. Il réfléchit, lui sembla-t-il, pour trouver les bons mots.
«
Faith... Faith est un jeune homme très gentil. Bien qu’il est beaucoup changé. C’était un garçon plein de vie qui voulait toujours faire trop. Mais, il a un peu changé. Enfin, il est mon fils tout de même. Bien qu’il ne semble pas vraiment m’apprécier. Tu vas sûrement bien t’entendre avec lui, il est un peu bizarre aux abord, mais je peux t’assurer que c’est un garçon gentil, c’est mon petit après tout ! »
La rousse buvait littéralement ses paroles, et elle baissa légèrement la tête. «
C'est mon petit ». Il y avait cette affection pour ce bout de sa chaire dans sa voix, dans son regard, de cette affection qui lui était totalement étrangère ; et peut être,
peut être, en fût-elle légèrement jalouse. Elle ne comprenait pas, non plus, qu'il puisse ne pas l'apprécier ; après, elle était la fille la moins objective de l'univers et, surtout, n'était pas ce garçon et ne connaissait rien de lui. Il n'empêche, elle ne voyait pas comment c'était possible. Elle porta à nouveau le regard dehors, un tantinet rêveur et mélancolique, peut être un peu moins cassé qu'à l'ordinaire ; mais même son reflet dans le rétroviseur lui était inconnu. Elle était une étrangère, dans ce pays, et pour elle-même.
Puis, ils étaient arrivés, enfin. Son pouls, lui semblait-il, s'était quelque peu accéléré à la vue des bâtiments, du quartier résidentiel dans lequel la voiture s'engageait, de la vitesse baissant peu à peu jusqu'à s'arrêter dans un parking.
Elle était terrorisée. Ça y est, elle était arrivée, c'était bientôt là,
chez elle, c'était bientôt le moment de poser ses valises et de trouver ce qu'elle avait toujours souhaité ; c'était le moment d'être enfin stable. Elle jeta un furtif regard à Sora, qui n'avait pas bougé de sa place et lui offrit un sourire encourageant. Son visage se chauffa lui sembla-t-il, et sa fierté la poussa à ouvrir la porte – et ce sans la moindre délicatesse – et de sortir un peu précipitamment. Un rire derrière elle lui fit faire la grimace, et elle se dirigea vers le coffre. Sora arriva à sa suite, se saisit d'une valise qu'elle était sur le point d'attraper.
«
J'peux me débrouiller toute seule hein. »
Il lui lança un regard et elle roula des yeux. Alors elle se racla la gorge et réitéra, en japonais cette fois – ça lui arriverait souvent, elle s'en doutait, de parler sa langue maternelle par réflexe. L'adulte lui sourit, puis ferma le coffre et s'éloigna. Avec sa valise. Elle râla un peu, se précipita vers la portière arrière et sortit son sac de voyage, tandis que l'adulte l'attendait. Portière fermée, il ferma la voiture et elle se dépêcha de le rejoindre. Son regard se posa quelques instants sur ce qu'elle avait sur le dos, et il se tourna. Un regard jeté à en arrière, Avril observa ce qu'elle pouvait voir de son sac et se mordit la lèvre. Comme quoi, elle était incapable de se débarrasser comme ça d'un pan entier de son existence, aussi chaotique et malheureux fût-il.
Elle inspira un bon coup, arrivée en bas de la tour au sommet de laquelle elle trouverait son
frère et son
chez elle. Allez Avril, courage ! Avec tout ce qu'elle avait vécu, ce n'était sûrement pas si peu qui lui ferait peur... quoiqu'on en rediscuterait le jour de la rentrée, sans doute. C'était pas forcément judicieux de se stresser encore plus...
Sora se dirigea naturellement vers l'ascenseur, et Avril le suivit ; elle n'aimait pas spécialement les ascenseurs, mais celui-ci n'était pas minuscule déjà, puis elle ne savait pas où ils s'arrêteraient. Finalement, ce fut le dernier étage, et elle le suivit timidement jusqu'à une porte sombre. Qui aurait cru qu'une
porte pourrait l'intimider... elle se mordit la lèvre, tandis que Sora sonnait pour la première fois. Après quelques instants, il renouvela son geste et la rouquine pencha la tête. Il n'était pas là ? Il était peut être occupé... ou absent. Alors qu'elle se formulait ses songes (dont elle ne savait s'ils étaient rassurants ou non), la porte s'ouvrit sous ses yeux, et elle eût le plus grand mal pour réprimer un sursaut. Non pas que le jeune homme en face d'elle fut impressionnant (il avait surtout l'air d'un mort vivant), mais elle s'était tellement embourbée dans ses pensées qu'en sortir ainsi la secoua légèrement.
Petite nature. Elle aurait pu en dire autant du mec en face d'elle, remarque...
Un long silence gênant et pesant s'ensuivit, silence pendant lequel Avril observa les deux hommes se toiser, et soudain, elle se rappella des mots de Sora. «
Il ne l'apprécie pas vraiment ». C'était peut être vrai, finalement...
«
Faith, laisse-moi te présenter Avril. Avril Kobayashi. Elle est ta demi-sœur. »
Le légume (aka son frère adoptif) les observa longuement, et elle n'arrivait pas à savoir s'il avait déjà décidé qu'il allait la détester ou non. Elle n'était pas bonne à comprendre les autres, de toute manière.
«
Elle va vivre avec toi, étant donné qu’il y a une autre chambre, et que je te fais confiance pour prendre soins d’elle bien sûr. »
Et puis encore le silence, le regard long et le silence, le silence,
le silence. Avril ignorait ce qu'il attendait, mais ne sachant pas trop quoi faire, elle fit de même. Elle se tourna légèrement vers Sora, pencha la tête sur le côté.
«
Oui ? Mais encore ? »
Son regard continuait de faire des allers-retours entre les deux visages. Sora offrit une sorte de sourire maladroit au jeune homme devant lui, et la rousse fronça les sourcils ; il ne lui semblai pas avoir déjà vu telle expression sur ce visage là. Elle ne comprenait pas ce qui se trouvait sous ses yeux, et cela la frustra instantanément. L'adulte tourna ses yeux d'encre vers elle et posa la valise à ses pieds (et bien, enfin !) avant de toussoter pour reprendre contenance.
«
Du coup, je vais vous laisser, j'ai à faire. S'il y a le moindre problème, tu as mon numéro. »
La jeune fille hocha la tête, puis regarda l'homme s'éloigner après un salut qui lui parût quelque peu maladroit, et elle pencha la tête, fronçant les sourcils, interloquée.
Bizarre.
Elle fit de nouveau pleinement face au légume (elle allait finir par adopter ce surnom) et lui offrit un semblant de sourire qui, sans doute, était véritablement maladroit et, sans doute aussi, complètement ridicule.
«
Et donc... Faith. Enchantée. Je suis pas très douée avec la langue, alors j'espère qu'on arrivera à se comprendre et... euh... »
Elle s'adressait dans un japonais très scolaire, bien qu'elle ait eu l'occasion de pratiquer avec son tuteur. Elle était hésitante, et quelque peu paniquée, même si elle n'en montrerait rien.
«
Je peux rentrer... ? Ou je m'installe sur le palier ? »
Elle espérait sincèrement qu'il ne soit pas trop littéral, parce que vivre sur le palier, ça l'intéressait pas spécialement.